« Une niche » par François Fogel

François Fogel, Portraitiste, photographe de scène et reporter, nous propose son analyse de l’évolution de notre métier https://francoisfogel.com/Une-niche

Une niche 1 : montrer, créer

Qui, au-delà d’un cercle de passionnés, se souvient que Claude Bricage, que Nicolas Treatt étaient, il y a trente ans, des maîtres de la photographie de scène ? Pour ceux et celles qui achètent, impriment et exposent des images, et forment ainsi la culture du public, parler de grands portraitistes, de grands reporters photographes, de grands photographes de mode a du sens : la valeur de leur travail dépasse leur époque. Parler de grands photographes de théâtre, pas tellement. Sont-ils, d’ailleurs, les auteurs de leurs images, ou bien de simples témoins de la création des autres ? Réflexions sur une profession envoutante, et en quête de reconnaissance.

« La photographie de théâtre ose mettre en scène le théâtre lui-même ». Cette phrase de Claude Bricage, citée par Christophe Raynaud de Lage en exergue de son exposition à la Maison Jean Vilar, à l’occasion du dernier Festival d’Avignon, exprime parfaitement l’ambiguïté de la position du photographe dans le théâtre : son point de vue est forcément personnel, hétérodoxe. Qu’il se regarde ou non comme un artiste (question récurrente dans l’esprit des photographes eux-mêmes, mais peu pertinente au théâtre, où, par définition, les artistes sont partout), il se démarque d’un collectif fortement structuré, la troupe, les techniciens, les responsables du théâtre, au sein duquel l’unique regard légitime ne saurait être que celui du metteur ou de la metteuse en scène.

Or, le ou la photographe fait des choix et compose, à partir d’une bibliothèque infinie d’images vues et d’émotions vécues. Tout compte. Toutes ses expériences visuelles, qu’elles aient été agréables ou désagréables, conscientes ou inconscientes. La profondeur (ou bien la superficialité !) de cette imprégnation, la faculté de hiérarchiser ses propres représentations, par exemple le fait de ressentir de fortes affinités esthétiques avec des maîtres des arts graphiques, donne du sens à cet ensemble, en fonction de la personnalité de chacun·e, et de sa capacité à s’exprimer.

Comme cela a été mille fois souligné, la verticalité, voire la brutalité des rapports de pouvoir au théâtre est proportionnelle au prestige de la production et aux intérêts économiques en jeu. On part travailler avec un collectif de circassiens du Sud-Ouest d’un pas plus léger qu’avec un opéra national à Paris. Pour tout arranger, le photographe intervient, la plupart du temps, dans des conditions de fragilité généralisée pour toute l’équipe, juste avant la première. Sa venue est bien plus souvent considérée comme un mauvais moment à passer que sincèrement souhaitée.

Que, malgré tout, la confiance s’établisse, et tout change. Les coopérations à long terme sont le sel de ce métier. Pour prendre les exemples les plus connus, les rencontres magiques et passionnées d’Agnès Varda avec le TNP de Vilar, de Martine Franck puis de Michèle Laurent avec le Théâtre du Soleil, de Claude Bricage avec Patrice Chéreau ont fait date. Elles ont ancré le parcours des intéressé·e·s dans l’histoire, et avec eux, le travail des acteurs et des actrices de leur troupe, et de nombre de leurs complices en création. Sans les photographes, il serait impossible de se représenter de façon cohérente le travail des Patrice Cauchetier, Richard Peduzzi, Guy-Claude François, Françoise Chevalier et des autres, sur le lequel les générations présentes construisent leur parcours. De même, l’identité, et, par voie de conséquence le récit que les grands théâtres et les grands festivals, à commencer par Avignon, livrent chaque saison à leur public, est étroitement lié à l’illustration. C’est à dire, majoritairement, à la contribution des photographes passés et présents… qui n’est, au bout du compte, pas étrangère aux performances de leur billetterie.

Avec quelques efforts d’aménité, tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes culturels, si les photographes de spectacle n’étaient pas confrontés à une précarité économique et sociale massive.

Une niche 2 : Comme un problème social

Pourtant producteurs d’une matière indispensable à tout un système, les photographes du spectacle vivant sont confrontés à une précarité massive. Pourquoi ?
En sortant d’une séance photo durant laquelle, aux côtés de ses nombreux collègues, il a donné le meilleur de son art, le ou la photographe de spectacle sait qu’il ne dispose que d’un temps réduit pour vendre ses images. Aussi réussies qu’elles puissent être, ses photos de cette saison ne lui serviront pas beaucoup la saison prochaine. Un spectacle chasse l’autre, c’est dans la nature des arts vivants, mais c’est encore plus vrai en France : notre pays se distingue chaque année par une quantité de nouvelles créations sans aucun équivalent à travers le monde, mais, également, par un nombre moyen de représentations par spectacle d’une aberrante faiblesse (1).

Adieu la presse
Vendre vite, donc, mais à qui ? Déjà mal en point, tributaire d’un lectorat vieillissant et de ressources publicitaires toujours plus rares, la presse écrite mit les deux genoux à terre lorsque survint internet, accélérant la précarisation de tous les métiers de la chaine de production. Les années qui suivirent virent le naufrage, dans des conditions parfois peu glorieuses, des principales agences photographiques, parmi lesquelles Gamma, Sygma et toutes leurs filiales, et, en ce qui concerne le spectacle, de l’agence Enguerand, jadis quasi monopolistique. Avec leurs pratiques sociales parfois discutables, les agences historiques, peuplées de grand·e·s professionnel·le·s de la vente d’image, n’en constituaient pas moins une relative garantie pour les photographes, désormais livrés au marché dans sa version la plus brutale. À l’heure actuelle, seule une poignée de titres nationaux rémunèrent les images dans des conditions pouvant être considérées comme décentes (2), tandis que la monnaie de compte pour les photos publiées légalement sur internet est le centime d’euro.

Pour le reste, c’est à dire face au nombre colossal d’images diffusées illégalement chaque jour sur les réseaux sociaux, les photographes, comme tous les autres auteurs et autrices d’œuvres de l’esprit, n’ont que leurs yeux pour pleurer, et l’espoir que les prochains développements de l’intelligence artificielle leur offrent enfin des outils pour faire cesser le pillage de leurs droits.

Cours-moi après, que je t’exploite
Les producteurs et les diffuseurs de spectacles, quant à eux, en dépit d’une utilisation intensive d’images dans leur communication (affiches, programmes de saison, dossiers de presse et de présentation, sites internet, réseaux sociaux, bannières, expositions, rapports), ne sont, ou ne se jugent, en général pas suffisamment dotés pour passer des commandes auprès d’un ou d’une photographe professionnel·le. À l’exception de quelques grandes institutions, seules en mesure de s’engager dans une collaboration à long terme, compagnies, théâtres et festivals ont tout intérêt, en bonne logique marchande, à faire jouer la concurrence, lors de séances photos réunissant autant de professionnel·le·s que possible, sans aucun engagement à leur égard. Le ou la responsable de la communication n’a plus alors qu’à négocier à la baisse l’achat de quelques photos de son spectacle, choisies parmi les centaines qui lui seront proposées, réalisées intégralement aux frais de photographes trop conten·te·s d’être là. Elles seront mises gratuitement à disposition de la presse, annihilant ainsi l’essentiel des perspectives de rémunération de ceux et celles dont le travail n’aura pas été retenu.

Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que la majorité des membres de la profession, agents hautement qualifiés au service du spectacle vivant, se contente, au mieux, de niveaux de rémunération équivalents au RMI et d’une couverture sociale minimaliste. Une situation d’autant plus questionnable au sein d’une filière, le spectacle vivant, dans laquelle, en France, pratiquement toute activité professionnelle bénéficie directement ou indirectement d’argent public, et dont l’ensemble des métiers est strictement encadré par une convention collective garantissant salaires, protection sociale, indemnités chômage, droits à la formation, congés payés et remboursement des frais professionnels. Contrairement même à leurs collègues opérant dans le cinéma, la télévision, les industries musicales, tous en mesure d’être reconnus comme techniciens intermittents du spectacle, les photographes de théâtre n’ont d’autre choix que de travailler en indépendant·e·s, assumant, à la grande satisfaction de leurs clients, l’ensemble des risques et des charges.

Very poor lonesome cowboy
Pourtant logique, l’inscription des photographes du spectacle vivant travaillant directement pour des compagnies, des théâtres, ou des festivals dans l’annexe 8, le règlement de l’Assurance chômage définissant la liste officielle des métiers du spectacle est loin d’être acquise. D’une part parce qu’on imagine mal partenaires sociaux et pouvoirs publics déborder d’enthousiasme à l’idée d’ajouter de nouveaux bénéficiaires à un régime des intermittents déjà lourdement déficitaire. D’autre part parce qu’une telle avancée supposerait en premier lieu, de la part des photographes eux-mêmes, le renoncement à une culture fondamentalement individualiste, et une capacité à se doter d’institutions représentatives suffisamment puissantes pour parvenir à une amélioration de leur statut.

Cet article se base sur le contexte français tel que je le connais. Je serais très heureux d’en apprendre plus sur les réalités dans d’autres pays, et d’engager une réflexion plus large

1 : On trouvera un exemple frappant dans l’étude publiée par l’ONDA sur la diffusion de la danse entre 2011 et 2017. Pour environ 700 nouvelles œuvres chorégraphiques déclarées chaque année au répertoire de la SACD, « le nombre moyen de représentations par spectacle a été d’environ 5,2 par an, la médiane oscillant entre 2 et 3. Sur la période totale des cinq ans, la moyenne se situe à 8,9 représentations par spectacle et la médiane à 4 ». Le Syndicat National des Entreprises Artistiques et Culturelles vient également poser la question du « Toujours plus », en référence aux impératifs de réduction de l’impact écologique du spectacle vivant.

2 : Cela n’a, en particulier, jamais été le cas de Libération, qui peut, à bon compte, proclamer haut et fort son « amour de la photo » à l’occasion de sa rétrospective aux Rencontres d’Arles.